8. Le armi de la mamie


                         

Vida, la maman de mon père est née à Istanbul. Déjà c’est toute une histoire en soi et je  ne manquerais pas de la raconter, culinairement parlant bien sûr.
Sa cuisine était la cuisine judéo-espagnole de sa mère, et des femmes comme elle venues de Turquie et installées à Lyon, qui lui enseignèrent leur savoir. Il était difficile d’avoir la recette des plats que nous mangions chez elle. Non pas qu’elle les gardait jalousement mais les dosages évoqués pour les divers ingrédients étaient flous et approximatifs: un peu de ci, un peu de çà. Il fallait avoir le sens plus ou moins inné de la cuisine et le goût en tête pour être ensuite capable de reproduire ce que l’on aimait chez elle. Après vient le problème de la reproduction de la fameuse recette dont chaque membre de la famille a le souvenir, un souvenir mâtiné d’émotion et de piété filiale qui n’ont pas de racines rationnelles.
«La mamie faisait çà plutôt comme ci ou comme çà», «Elle mettait moins de gruyère», avec son évident corollaire: «Elle en mettait plus» ... Malgré l’importance de la persistance des traditions familiales il est souvent tout aussi important de savoir s’en détacher pour ne pas s’asphyxier et trouver sa propre expression. Bref, les recettes de la mamie-car dans ce cas précis on fait toujours précéder le terme désignant ma grand-mère paternelle de l’article défini comme pour mieux la distinguer- donc, ses recettes tant que nous avions la chance qu’elle soit avec nous c’était aussi simple qu’elle les fasse elle-même. 

Un jour j’eus l’occasion d’aller la voir uniquement accompagnée de Pascal. Je ne sais plus exactement pourquoi mais c’était un fait assez rare il faut bien le dire. Habituellement nous allions voir la mamie en tribu, ou presque. Nous étions passés chez elle à l’heure du déjeuner mais il n’était pas prévu que nous mangions avec elle. Comment avions-nous pu être assez naïfs pour imaginer un seul instant qu’une grand-mère, juive de surcroit, nous accueille et envisage de nous laisser repartir sans rien nous offrir ? !!! Nous avions mangé en vitesse avant d’arriver chez elle ou bien évidemment un déjeuner copieux- il va sans dire- nous attendait. Hors de question de la peiner en ne touchant à rien. Ce jour-là nous avons donc déjeuné deux fois. Je ne me souviens plus ce qu’elle nous avait préparé. Peut-être des fonds artichauts cuits au citron ou des haricots verts à la tomate, peut-être des boyos, de petits gâteaux au fromage, ou des keuftés, des boulettes de viande, vraiment je ne sais plus, mais il est bien possible que ce jour-là elle ait fait du armi,  un plat de tomates mijotées avec des oignons et un peu de riz. 

Toute la justesse de ce plat vient de ce «un peu». En tout cas ma mamie m’évoqua lors de ce déjeuner la façon de réaliser un armi m’expliquant que pour le réussir, comme souvent beaucoup de plats d’ailleurs, il fallait savoir y passer un peu de temps. Elle me parla des tomates à couper, des oignons qu’il fallait laisser colorer dans l’huile avec de l’ail, et du temps qu’il fallait donc laisser à tout cela pour que tomates et oignons cuisent, fondent, compotent doucement, lentement, s'imprégnant mutuellement de leurs parfums. Puis juste une petite poignée de riz à ajouter.
«Combien de riz mamie ? - Juste un peu, le creux de ta main, une petite tasse», car le armi c’est bien une compotée de tomates avec un peu de riz et surtout pas du riz à la tomate. On attend que le riz soit cuit et moelleux sous la dent et voilà le armi est prêt : «Il faut un peu de temps ma fille mais c’est comme çà que ce sera bon.» 
Le armi de ma mamie n’est certes pas une recette compliquée et elle faisait d’autres bonnes choses, mais le armi est la seule recette qu’elle m’ait donné de vive voix alors que j’étais seule avec elle, sans toute notre tribu d’alors. 

C’est la seule recette qu’elle m’ait donné. Je ne devais plus la revoir. Elle est morte quelques semaines plus tard.

Commentaires

Articles les plus consultés